Le philosophe américain Dick Howard est cet automne à Paris pour un long séjour. A cette occasion, il est revenu pour la première fois à l'université Paris-X-Nanterre, où il a étudié à la fin des années 1960 et pris part aux événements de Mai 68. Son travail d'historien des idées opère un chassé-croisé entre la France, les Etats-Unis et, plus récemment, la Grèce antique. Plutôt que de publier dans des périodiques scientifiques, l'universitaire a choisi de s'inscrire davantage dans le débat public en collaborant à des revues telles qu'Esprit. Dick Howard souhaite ainsi participer à la formulation d'une nouvelle pensée politique de gauche.
L'influence intellectuelle de la France aux Etats-Unis est-elle toujours perceptible ?
La France a exercé une large influence dans trois domaines. Il y a tout d'abord la France littéraire et, à cet égard, l'ère des grands auteurs est révolue, peut-être parce que la nature et la portée du littéraire changent face aux nouvelles exigences d'un monde globalisé. Le grand temps de la pensée critique est lui aussi dépassé. Paradoxalement, au fur et à mesure que la production intellectuelle française s'est " universitarisée " pour faire face à la concurrence, elle a perdu de son prestige international, car cette transformation lui a fait perdre sa singularité. La pensée en dissidence a perdu ses espaces d'expression ; elle semble se retourner sur elle-même et ne plus avoir d'emprise sur la société. Enfin, la troisième force de la pensée française, son engagement politique, s'est affaiblie, pour des raisons qu'il faudrait approfondir. En tout état de cause, la France a cessé d'être une destination pour une jeunesse américaine qui, comme moi, venait ici attirée par cette tradition révolutionnaire qui faisait de la France une véritable fabrique idéologique. Ce phénomène révèle aussi qu'elle a de nouvelles préoccupations, nées notamment du renchérissement sévère de l'université.
Un autre indicateur de cette fatigue intellectuelle peut se lire dans un article récemment paru dans le New York Times. Steven Erlanger, qui a quitté en octobre la direction du bureau parisien de ce quotidien, a signé un essai en guise d'au revoir à Paris. Au milieu de considérations bien pondérées - la beauté de la ville, la médiocrité de la baguette -, une omission paraît lourde de sens. Pas un mot n'est écrit concernant la pensée ou la vie politique. Pourtant, la pensée critique et la politique étaient auparavant des produits phares d'exportation pour la France, surtout pour la jeunesse mondiale. Un tel escamotage de la part d'un journaliste perspicace est bien une manifestation d'une perte par la France d'une part constitutive de son histoire.
Que s'est-il passé dans l'histoire des idées pour provoquer cette perte ?
La France a connu depuis la seconde guerre mondiale trois grands moments de pensée politique. Il y a eu le moment existentialiste après la guerre, avec Jean-Paul Sartre, le marxisme et le flirt avec le communisme. Ensuite, il y a eu le structuralisme, qui se caractérise par ses prétentions à expliquer la société de manière scientifique, en prenant justement le contre-pied de l'existentialisme, jugé trop " bourgeois " et " individualiste ". Enfin, le troisième grand moment, qui a eu moins d'influence aux Etats-Unis, c'est le mouvement antitotalitaire qui commence à prendre dans l'opinion publique avec la publication en 1974 de L'Archipel du goulag, d'Alexandre Soljenitsyne, mais dont les bases théoriques avaient déjà été élaborées par Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. Or, on n'a pas tiré toutes les implications de cette critique, qui a fini par se résumer à une thèse simplificatrice selon laquelle la démocratie est la recette qui garantira la " vie bonne ". Mais c'est un peu court. De quelle garantie parle-t-on ? La démocratie reste impensée, ou laissée à l'état de norme sans contenu.
Pourquoi s'être arrêté là ? C'est que l'antitotalitarisme met en question une vision de l'histoire qui était fondamentale pour toute la pensée politique occidentale : l'idée du progrès. Dans le cas de la France, l'antitotalitarisme remet en cause la vision canonique qui partait de l'idéal révolutionnaire de 1789 pour aboutir, à travers des avancées et des reculades, à quelque chose comme la première " vraie révolution ", la révolution russe de 1917 qu'on allait remettre sur ses pieds grâce à la créativité démocratique occidentale. La critique du totalitarisme va condamner cet espoir. Après la chute du Mur, l'Europe a pu servir de nouvel horizon pour certains, y compris à gauche, mais ses fruits sont aujourd'hui amers.
François Hollande et Barack Obama ont tous les deux promis du " changement " lorsqu'ils étaient candidats. Comment interprétez-vous cet engagement ?
Le " changement " n'est qu'une variation, en principe une amélioration, au sein d'un système sans horizon historique. On pourrait dire que l'on a perdu le télos, une vision de ce qu'est la " vie bonne ". On vit dans un présent, plus ou moins heureux ; et, au lieu de nous consacrer à un projet commun - un projet politique -, on se tourne vers ses propres projets individualistes et sans horizon. Un monde sans politique engendre une torpeur dont les gens ne sortent que brusquement de temps à autre. Un télos négatif est alors à l'oeuvre et met en branle des mouvements de protestation qui stigmatisent l'autre qui menacerait notre cocon.
Dans quelle trame historique s'insère la gauche incarnée par François Hollande ?
D'un point de vue optimiste, on pourrait dire qu'il s'agit d'une continuation du mitterrandisme, à savoir une adaptation ou une réconciliation de la " société " avec les impératifs de l'Etat. François Mitterrand a su faire comprendre à la gauche que la république présidentielle était la seule structure politique capable de faire face à la modernité sociale et qu'il fallait abandonner leurs velléités parlementaristes. D'éternelle force d'opposition, les socialistes sont devenus grâce à ce passage un parti capable d'exercer le pouvoir. Mais cette transition n'était pas facile, et les plaies restent vives.
Les socialistes sont toujours en train de se battre avec ce que Gérard Grunberg a appelé leur " remords du pouvoir ". Curieusement, les socialistes sont meilleurs lorsqu'ils sont dans l'opposition. Au pouvoir, ils sont pris par une mauvaise conscience parce qu'ils n'arrivent pas à faire la paix avec la constitution de la Ve République. Certains continuent de souhaiter l'avènement d'une VIe République où le Parlement retrouverait la voix du " peuple ", et celle du passé révolutionnaire tel qu'ils continuent à se le représenter.
François Hollande atteint aujourd'hui des sommets d'impopularité. La majorité multiplie les reculades et volte-face. Le PS occupe le pouvoir sans détenir l'autorité que confère l'inscription d'un projet politique dans une continuité historique. Mitterrand savait se projeter dans l'histoire lorsqu'il choisissait de s'identifier avec le projet socialiste. Il pouvait ainsi se permettre des manoeuvres politiciennes, comme lorsqu'il introduisit une part de proportionnalité aux législatives pour que le score du Front national vienne ronger le vote en faveur de la droite, ou lorsqu'il appelait l'austérité imposée " rigueur choisie " pour faire oublier l'abandon du projet socialiste de 1981 ! La cure budgétaire actuelle n'est pas défendue avec la même conviction, ce qui en affaiblit la légitimité. Le politique s'efface.
Marine Le Pen reconnaît ce vide, mais son discours consiste à proposer un retour en arrière, avant l'Union européenne, avant l'euro, de faire comme si nous étions avant le tournant de la rigueur, comme si on pouvait oublier trente années d'histoire, la chute du Mur et la financiarisation du monde.
Sur le plan politique, qu'est-ce qui distingue la France des Etats-Unis ?
Le récent " shutdown " - paralysie budgétaire - n'a pas manqué d'étonner certains de mes amis français. Comment un Etat aussi puissant peut-il en venir à fermer ses portes ? La France a été fabriquée par son Etat bien avant sa révolution démocratique ; personne ne peut imaginer ici - comme le souhaitent le Tea Party et ses alliés - son démantèlement.
Pour comprendre ce qui distingue nos cultures, il faut revenir à nos révolutions respectives. A l'origine, en tant que colonie, pour gagner leur indépendance, les Etats-Unis ont dû se défaire de l'emprise de l'Etat, l'Empire britannique en l'occurrence. La société était en principe démocratique, puisqu'en dépit des disparités économiques une égalité de statut prévalait. A l'exception notable de l'esclavage. L'emprise impériale disparue, un cadre politique devait être trouvé pour garantir cette liberté. Une république fut donc créée pour limiter l'arbitraire du pouvoir et garantir la démocratie sociale. Il en est résulté ce que j'appelle une " démocratie républicaine ".
La France, à l'inverse, cherchait à créer une " république démocratique ". Les révolutionnaires de 1789 se saisirent de l'Etat pour réaliser l'égalité et mettre à bas les privilèges. On se rappelle la volonté de Rousseau de contraindre les citoyens à être libres ; l'égalité serait imposée par la loi. Et ainsi ce qui débuta en 1789 fut élargi en 1793, retrouvé en 1830, puis amplifié en 1848, avant d'être écrasé en 1870.
L'Etat s'est-il construit au même rythme en France et aux Etats-Unis ?
Une autre distinction doit encore être faite : aux Etats-Unis, la création de l'Etat s'est faite lentement. Jusqu'à la guerre de Sécession, l'Etat est encore embryonnaire. A partir de 1861, le conflit fait avancer l'industrialisation. C'est l'avènement du chemin de fer et d'une monnaie nationale. Une seconde phase se termine en 1913 avec le vote de deux amendements à la Constitution, le premier instaure l'élection directe des sénateurs, et le second l'impôt fédéral. Le New Deal constitue une troisième phase, mais son projet social est incomplet car il fait le choix d'oublier les Noirs. Le mouvement des droits civiques, dans les années 1960, couronné par l'élection d'Obama en 2008, pouvait sembler achever cette édification de la république. Manquait un élément, l'assurance-santé pour tous. Les républicains radicaux, qui entretiennent une haine envers l'Etat, l'ont bien senti. Ils savent qu'une fois mise en oeuvre, la réforme de la santé sera adoptée par la population et un retour en arrière ne sera plus possible. La liberté aura été sacrifiée, l'emprise de l'Etat sera assurée.
Ce rappel historique expose l'un des paradoxes de notre époque, Américains et Français semblent suivre des orientations qui ne leur sont pas naturelles. L'Etat avance aux Etats-Unis, tandis qu'il recule en France. Le pouvoir quitte peu à peu Paris pour se régionaliser et s'européaniser. Les députés, avec la fin du cumul des mandats, voient leur rôle se fragiliser. La démocratie française démontre peut-être sa capacité à se moderniser, mais cela reste à confirmer, car la crise au sein de la majorité est réelle et s'étend au-delà du PS. Aux Etats-Unis, le Congrès n'arrive plus à fonctionner, paralysé par des luttes partisanes qui condamnent par avance tout projet visant à amender la Constitution et sortir de l'impasse.
Des deux côtés de l'Atlantique, une nouvelle radicalité à droite - Tea Party et le Front national - doit être prise en considération...
Ces droites profitent d'une contradiction inhérente à la démocratie, déjà identifiée par Rousseau, qui distingue entre la volonté générale (universelle et immédiate) et la volonté de tous (addition des volontés particulières). Cette dernière interprète la démocratie comme un système représentatif où prédomine le débat et le compromis, tandis que la volonté générale se méfie des institutions et n'a foi qu'en la démocratie directe. Nos droites exploitent donc la tentation du populisme propre à la démocratie directe. Elles usent d'artifices pour séduire, notamment la recherche de boucs émissaires et la peur de l'autre. Mais leur discours annonce en vérité une fatigue du politique.
Où en sont nos démocraties ?
Depuis Max Weber, les sociologues expliquent que l'augmentation du rôle de l'Etat accompagne la croissance de la richesse nationale. C'est le chemin suivi par les démocraties occidentales. Et ce qui furent des " droits-liberté " sont devenus des " droits-créances " du citoyen envers l'Etat. La liberté à l'américaine devient ainsi la demande d'une politique sociale à la française, où l'égalité est atteinte grâce à la médiation de l'Etat. Qu'est-ce que la gauche pourrait faire alors ? L'histoire des idées politiques confère à la France un avantage potentiel sur ce terrain. La gauche ne peut plus se fonder sur une simple critique des méfaits de la société actuelle. Elle doit élaborer une critique qui décrypte les rapports sociaux pour en dévoiler le potentiel positif. Il faut renouer avec le positif, c'est-à-dire avec le politique, si l'on veut renouveler le projet socialiste et confronter les exigences d'un monde désormais mondialisé. Une telle critique de cette démocratie sans autre contenu qu'elle-même porterait ses fruits. Une position protestataire comme celle d'Occupy Wall Street ou de Jean-Luc Mélenchon - si justifiée soit-elle - ne suffit pas.
Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer
Doctorant à l'université du Texas, il a étudié de 1966 à 1968 à Nanterre ; puis à Bonn et Tübingen (Allemagne).
Il participe aux comités de rédaction de plusieurs revues, dont " Esprit ". Professeur émérite à l'université Stony Brook (New York), il est auteur en anglais et en français.
Il a publié " Aux origines de la pensée politique américaine " (Hachette, 2008), " Marx, aux origines de
la pensée critique " (Michalon, 2001). Sa plus récente publication est " The Primacy of the Political. A History of Political Thought from the Greeks to the American and French Revolutions " (Columbia University Press, 2010)