Commentaire, Radio Canada, semaine du 9 novembre 2011
November 10th, 2011
Voici le texte préliminaire des questions/réponses de mon commentaire hebdomadaire sur la vie politique américaine pour Radio Canada. La version diffusée se trouve ailleurs. On voit ici des questions non-posées, et des réponses parfois plus fouillées.
C’est bien meilleur le matin
Mercredi 9 novembre 2011
8H35 – Dick Howard, professeur de philosophie politique à la Stony Brook University, dans l’État de New York
Suggestion de présentation
Après avoir eu à s’absenter la semaine dernière, le professeur de philosophie politique à la Stony Brook University, Dick Howard, est de retour pour sa chronique sur la politique américaine… Et aujourd’hui, c’est une sorte de cours d’histoire que Mr Howard va nous livrer… Je le rejoins à New-York…
Bonjour M. Howard!
Pistes de questions
1) Le mouvement Occupy Wall Street ne s’essouffle pas, malgré l’arrivée du froid… De l’autre côté de l’échiquier politique, le poids du Tea Party chez les Républicains demeure important. Selon vous, comment est-ce que la situation pourrait évoluer dans les prochaines semaines?
NOTE DH : Eu égard à la situation politique bloquée au moment où il faudrait agir, je songe aux vers du grand poète Irlandais, William Butler Yeats : « Les extrêmes se touchent ! Les temps sont durs, le centre ne tient pas. Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises ». En effet, le centre est dénoncé aussi bien par les révoltés du «Tea Party», cette mouvance politique apparue en 2010 pour dominer le parti républicain, que par le mouvement « Occupy Wall Street ». Qu’est-ce qui peut alors faire bouger les choses? Prenons un exemple dans l’histoire récente : la lutte pour les droits civiques des noirs impulsée par des « sit-ins » animés par des gens qui n’acceptent plus les lents progrès de la jurisprudence constitutionnelle (avec sa doctrine contradictoire « separate but equal). Ces actions parsemées par-ci, par-la deviendront un mouvement qui contraindra le président Johnson non seulement à faire voter en 1968 la Loi sur les droits civiques, mais à couronner sa proclamation par le rappel des motivations du mouvement : « We shall overcome »! Il ne faut donc pas succomber au pessimisme. Il faut que le président du « Yes we can » se souvienne du mouvement qui força la main à son prédécesseur; qu’il ne rêve pas d’un « centre » qui se maintienne au delà de l’histoire et des conflits qu’elle véhicule. L’histoire des États-Unis est riche de conflits, et de rebondissements. Nous sommes sans doute en train d’en vivre un nouvel épisode. »
2) Vous nous parlez de ces divisions entre les deux extrêmes, mais ces différences ne sont pas visibles que dans la rue… Elles le sont également au sommet du pouvoir et c’est un peu ce qui fait la particularité des États-Unis, non?
NOTE DH : Le problème date, en fait, de la fondation de la république : il s’agit de l’opposition entre les principes de la Déclaration d’Indépendance de Jefferson en 1776, et des principes de la constitution fédérale de 1787. La Déclaration est fondée sur l’idée de droits de l’homme pré-politiques tandis que la Constitution institue des droits politiques et limités. Le problème, c’est que la constitution doit être chaque fois interprétée par le pouvoir, alors que les mouvements de protestation font appel à des principes qui transcendent le pouvoir établi. Ainsi, par exemple, la Cour suprême, dominée par sa faction de droite, interprète la liberté de la parole comme l’autorisation aux « personnes morales » que sont des corporations capitalistes à financer des candidats électoraux. Autre exemple: ceux qui opposent la réforme des assurances santé (dénoncée comme «Obamacare») font appel actuellement à la Cour sous prétexte que cette réforme viole des droits garantis par la constitution. Quelle que soit la décision de la Cour, je tiens à souligner que « les principes originaux de la constitution » sont aussi vagues que ne le sont ceux de la Déclaration – et ce dernier a l’avantage de faire appel à une démocratie active animée par le refus de l’injustice… même si cette injustice est habillée dans la belle robe de la constitution. Sous les formes et les formules, la demande Jeffersonienne reste substantielle…malgré sa généralité. Ajoutons que ni les principes de la constitution ni ceux de la Déclaration ne sont anticapitalistes, malgré les velléités de certains des militants d’Occupy Wall Street. Les uns comme les autres laissent de la place à l’individualisme (malgré des visions différentes du contenu de celui-ci). La différence est celle du droit formel et de la demande d’une justice qui ne tolère pas des inégalités flagrantes qui ne semblent pas être le résultat du mérite mais proviennent de la manipulation du système. Si le Jeffersonisme semble utopique, admettons qu’un système qui ne fait pas place à l’utopie risque de devenir rigide, bureaucratique et sclérosé. Mieux vaut faire place aux rêveurs utopiques – et apprendre à écouter leurs demandes, même pour l’impossible.
3) Sur le terrain maintenant, il y a eu hier un referendum en Ohio sur la suppression de droits syndicaux traditionnels… Et c’est un référendum dans un seul état mais ce vote s’est transformé en un véritable enjeu national… Pourquoi exactement ?
NOTE DH : Il y a un danger auquel doit faire face tout nouveau gouvernement démocratique : c’est l’hubris, le refus de reconnaître des limites, l’idée qu’on incarne la volonté populaire. Barack Obama et les Démocrates avaient subi cette tentation en 2008; les républicains la subissent en 2010, surtout dans les États où ils détiennent les deux Chambres ainsi que l’Exécutif. Ainsi, dans l’Ohio, sous prétexte du déficit fiscal, et sous prétexte que les employés publiques sont trop bien payés et jouissent de pensions garanties, on a voté une loi qui prive les syndicats de certains droits de négociation concernant les conditions de travail pour les employés du public. Évidemment au travers des effets socio-économiques sur les employés, c’est le pouvoir politique des syndicats qui est visé. La question est donc devenue un enjeu national, et elle annonce une première étape de la mobilisation électorale de 2012. Les syndicats se sont mobilisés… Ainsi que divers intérêts politiques républicains. Les uns comme les autres font intervenir de l’argent et des volontaires qui font que l’intérêt dépasse les frontières de l’Ohio. Une victoire démocrate signalerait une remobilisation des partisans d’Obama dans cet état dont le vote est souvent déterminant dans les élections nationales (par ex, 2004, Kerry perd Ohio de très très peu).
4) Toujours sur cette question de justice… Le NY Times a relevé cette semaine le cas de Manuel Valle, un homme arrêté et condamné à mort en 1978 pour avoir tué un policier… Il vient d’être mis à mort, 33 ans après les événements. Comment est-ce que ça peut arriver?
NOTE DH : En effet, la Cour suprême refusait son appel, qui se fondait sur le fait que ces 33 années dans le « corridor de la mort » est une forme de torture qui est interdit, par exemple, par la Convention des Droits de l’Homme européenne – et que la Constitution américaine interdit explicitement des «punitions cruelles et inhabituelles». Comment en est-on arrivé là? Lorsqu’un crime a lieu, le magistrat qui s’en occupe (District Attorney), comme le juge qui préside, sont souvent des fonctionnaires élus ; et l’opinion publique est agitée par l’horreur du crime. Mais, en appel, il y a de fortes chances que la peine soit trouvée trop sévère – de sorte qu’entre 1973 et 1995, sur 5,826 peines de mort, 68% furent renversées en appel… par des juges professionnels qui ne subissent pas les mêmes pressions populaires. – Et pour cette raison, la loi donne a chaque accusé la possibilité de faire appel… de multiples fois. C’est ceci qui fait qu’un Manuel Valle pourra rester tant d’années dans le « corridor de la mort »… ce qui, me semble-t-il, est en effet une forme de torture. Que faire alors? Faute d’abolir la peine de mort (chose peu probable aux Etats-Unis), il faut remettre en question le rôle des juges et magistrats élus afin qu’ils ne subissent pas des passions d’un public vengeur – car il y a manifestement trop de condamnations à la mort, et trop de renversements en appel.
5) En terminant Mr Howard, les sauveurs se succèdent dans le parti républicain, mais ils ne restent pas longtemps… Herman Cain est rattrapé par une série de scandales sexuels… Comment sont vécues ces révélations côté républicain ?
NOTE DH : Que ce soit des scandales sexuels – plutôt que ces propositions fiscales simplistes et absurdes, le 9-9-9, en dit long sur la culture politique du parti républicain! Notons tout de même que les sondages continuent à donner environ 25% de favorables à Herman Cain… mais que les avis négatives ont monté jusqu’à 35%.