Que s’est-il passé à Charlottesville? Lettre à mes amis français

December 10th, 2017

Voici ma réaction à Charlottesville, quelques jours après. Cela deviendra un livre chez les éditions François Bourin. En attendant, voici le lien, et ci-dessous, le texte.

http://www.esprit.presse.fr/actualites/dick-howard/que-s-est-il-passe-a-charlottesville-lettre-a-mes-amis-francais-556

Que s’est-il passé à Charlottesville? Lettre à mes amis français

Quand je suis venu faire des études en France il y a 50 ans, la guerre au Vietnam faisait rage ; il ne faisait pas bon être Américain. On pouvait tout de même être fier de la lutte contre la ségrégation raciale, qui avait fait adopter une loi garantissant le droit de vote universel en mars 1965, mais l’assassinat de Martin Luther King en avril 1968 témoignait du fait que l’injustice n’avait pas disparu pour autant. Le mouvement anti-guerre avait contraint le président Johnson à ne pas demander un nouveau mandat ; mais son successeur, Richard Nixon, élargissait le champ de la guerre au Cambodge. J’avais honte et me sentais coupable d’être américain, étudiant et blanc.

Comme beaucoup dans ma génération, j’étais tenté par le marxisme critique ; j’imaginais une révolution prochaine qui mettrait fin aux inégalités, aux discriminations et aux guerres impériales. Comme un soleil trop lumineux, cette « révolution » imaginée détournait mon regard des aspects sombres de la réalité, elle me réconfortait. Revenu de la tentation marxienne grâce à la critique antitotalitaire française, j’ai alors appris à apprécier une autre révolution, l’américaine, et son résultat : une démocratie républicaine.

Peu à peu, je me suis installé dans une vie d’universitaire binational ; sollicité par différents médias pour commenter l’actualité, je croyais avoir dépassé ce sentiment de honte ; je croyais, non sans doutes et difficultés, avoir mieux compris et transmis les valeurs qui animent la démocratie politique américaine au-delà de ses divisions sociales et ethniques.[1] Cela ne m’empêchait ni de m’en désoler par moments ni de critiquer ce qui m’apparaissait comme une tentation antipolitique dont l’effet était de renforcer ces divisions. C’est dans cet état d’esprit que j’abordais la campagne électorale de 2016. J’y voyais une compétition entre un populisme démagogique et une technocratie froide ; et je supposais que cette dernière, assouplie par le soutien d’une jeunesse revenue à la raison après une primaire contestée, remporterait la mise. Naïveté rationaliste ! Comme si j’étais resté aussi naïf, et aussi ignorant de la part sombre du réel qu’il y a un demi-siècle.

Depuis le matin du 9 novembre ma honte est de retour ; les valeurs démocratiques que je croyais avoir comprises sont mises en question par la victoire inattendue de Donald Trump. Depuis le 9 novembre, inquiet et aux aguets, je n’ai pas pris la parole, peu sûr de moi-même, observant avec inquiétude les inconséquences, les contradictions et en fin de compte l’incapacité de ceux qui sont censés nous gouverner. Ce qui me fait sortir de mon silence aujourd’hui, ce sont d’abord les événements de Charlottesville, où une confrontation entre défenseurs du White Power et contre-manifestants le 11 et 12 août a fait un mort et plusieurs blessés chez ces derniers ; auxquels se sont ajoutés les déclarations réitérées du président, qui mettait sur le même plan des racistes antisémites qui se réclament d’une Amérique blanche et ceux qui revendiquent les valeurs universalistes de la démocratie. J’ai le sentiment de me retrouver dans cette Amérique raciste que j’avais quittée il y a cinquante ans ! Si j’écris aujourd’hui, c’est pour décrire mon désarroi, et remonter aux racines de cette honte qui me saisit à nouveau.

Le quotidien du citoyen américain en 2017

Il n’y a pas si longtemps, la lecture du journal du matin informait le citoyen qui quittait l’espace domestique pour se trouver dans la sphère publique. À la fin de la journée, il regardait les informations à la télé qui confirmaient que son monde n’avait pas trop dévié de son orbite connue. Depuis l’investiture de Donald Trump, cette configuration du quotidien est bousculée par des « tweets » provenant de la Maison blanche aux heures les plus imprévisibles. Le boulimique président, insomniaque et impulsif, regarde en continu les talk-shows des chaînes câblées pour y répondre du tac au tac sans réfléchir aux conséquences politiques de ses interventions. Selon le calcul d’un journaliste, du 20 janvier (jour de son investiture) au 20 juillet 2017, il aurait envoyé 1002 tweets, ce qui équivaut à 5,5 tweet par jour. À supposer que chacun contienne 140 caractères, cela fait 140 280 caractères envoyés par ce caractériel !

Le citoyen – et les média, évidemment – prête attention à ces tweets malgré lui, et malgré leur contenu souvent contradictoire, allusif et répétitif. Il se fâche, s’étonne de la naïveté, l’ignorance et la pauvreté du vocabulaire de l’émetteur, s’irrite du culot avec lequel il fabrique un « réel » qui lui convient ou nie la réalité qui pourrait le déranger. On voudrait lui répondre, mais ce serait inutile car l’une des clés de son discours est qu’il ne prend pas en compte le point de vue de l’autre, il ne considère pas ses intérêts, il traite le public comme une masse manipulable, une foule unie sous l’effet de sa parole et par l’admiration pour sa personne. Il ne propose pas de programme mais cherche à imposer ses ressentiments à l’aide de slogans ; il fabrique des ennemis tout en faisant miroiter une grandeur passée qui n’a jamais existé. Au moment le plus solennel, lors de son discours d’investiture, il dépeignait une Amérique en déclin, dévastée et aux abois qui ne saurait être sauvée que par sa parole ![2]

Le secret de sa victoire aux primaires se trouve dans cette légèreté intellectuelle et politique amplifiée par sa façon de saturer l’esapce médiatique. Le parti républicain était divisé ; il y avait une bonne douzaine de candidats au début de la course ; pour s’imposer il fallait imposer ses vérités, sa personne, sa volonté. Cette supercherie a échappé à la critique parce que Trump se présentait comme rebelle contre l’establishment du parti et contre ses valeurs traditionnelles. Par exemple, il dénonçait le consensus néo-libéral exprimé par les traités commerciaux et pestait contre la destruction des communautés traditionnelles par la désindustrialisation, tout en dénonçant la distribution inégale des bienfaits de la croissance. Il se moquait du consensus irréfléchi du parti républicain selon lequel une réduction des impôts résoudrait tous ces problèmes ; parlant presque comme un adhérent du parti démocrate, il proposait d’investir dans les infrastructures tout en maintenant la sécurité sociale qui serait financée par une taxe sur les riches.[3] Par moments, il mettait en question les sermons du parti concernant les problèmes dits sociétaux (soutenant, par exemple le planning familial). Quand à la politique étrangère, il citait l’échec des grands projets de démocratisation en Irak ou en Afghanistan et proposait plus de modestie dans les interventions américaines sur la scène internationale. Comme ni la presse ni l’establishment du parti ne prenait au sérieux sa candidature, les incohérences de ses promesses électorales n’étaient pas critiquées.[4]

Le voici maintenant président. Les 100 premiers jours qui, selon la tradition, posent les jalons du programme, furent marqués par la division, les fuites et ballons d’essai d’une faction ou de l’autre du gouvernement, et une surprenante apathie dans la nominations des membres de cabinets ministériels (l’exception étant la nomination et confirmation d’un juge extrêmement conservateur à la Cour suprême ; c’était l’obole promise au parti républicain). Les 200 jours sont maintenant dépassés. Le public commence à s’impatienter ; mais la base de son électorat le soutient solidement. Soit, se dit-on, la réforme promise de l’Obamacare n’a pas trouvé une majorité au Sénat ; on y reviendra peut-être, ou pas. Soit, aucune autre loi n’a été votée ; mais le président et ses ministres dérégulent tous azimuts (surtout dans les domaines de l’environnement, de la santé et de l’éducation). Le ministre de la justice veille à augmenter la dureté des peines et à limiter les mises en liberté conditionnelle ; son collègue au ministère de l’intérieur (Homeland Security) n’est pas parvenu à faire ériger le fameux mur sur la frontière mexicaine, mais il renforce la chasse aux sans-papiers[5]. Ceux qui font (et feront) les frais de ces mesures sont souvent ceux qui ont fait élire Trump en novembre ; faute d’une réalisation des promesses de campagne, ils doivent se satisfaire de discours lors de grands meetings où le président fait comme s’il était toujours en campagne.[6] Tout cela produit une sorte de fresque tragico-triomphale qui ne peut effacer le sentiment qu’il n’y a personne à la barre.

Que va-t-il se passer ? Au quotidien, on ne remarque pas les dérégulations dont les effets sont lents à se faire sentir et qui sont souvent contestées devant la justice. Chez les élus du parti républicain, on détourne les yeux face aux outrances de l’occupant de la Maison Blanche qui continue à soutenir verbalement les réformes souhaitées par les milieux d’affaires, qu’il s’agisse de réductions d’impôts, de refonte des traités de libre-échange, ou de réduction du déficit. Les représentants républicains ne craignent qu’une chose : être contraints à une primaire par un candidat plus à droite qui aurait le soutien de Donald Trump et de sa base (35% de l’électorat environ, qui représente une légère majorité au sein du parti républicain). Chez les démocrates, l’incertitude et la division sont la règle. On a du mal à admettre que ce qu’on a appelé « l’âge des Clinton » soit fini. Minoritaire dans les deux Chambres, le parti est au plus bas dans les états fédéraux avec seulement 15 gouverneurs. Ceux des démocrates qui parlent d’impeachment, ou qui évoquent la possibilité de la démission d’un président débordé par une fonction qu’il ne maîtrise pas, ou ceux rêvent d’invoquer le 25e amendement à la constitution (qui établit les conditions d’une déclaration d’invalidité médicale) se bercent de douces illusions.

Pourtant, on a l’impression qu’il faudra bien que la situation se débloque, que les excès verbaux et les promesses impossibles et contradictoires se réconcilient avec le réel. La préservation de la démocratie en dépend.

Le pouvoir des suprématistes blancs

Les discours de Trump, les mots qu’il emploie, leurs excès ont leur importance. À travers ce président, le langage devient cru, les attaques visent l’intimité de la personne, l’adversaire est transformé un ennemi, son essence malsaine fait partie de son être. Ce qui n’est qu’une expression de politesse ou de respect pour l’autre est dénoncé comme l’expression du « politiquement correct ». Sans limites acceptées, anomique, simpliste, l’inconscient agressif de la sphère publique est libéré. Ainsi se vulgarisent le langage cru de Donald Trump et son incapacité à maîtriser ses impulsions. Sa superficialité donne une aura paradoxale de profondeur à ses saillies ; et son incapacité à formuler spontanément une phrase grammaticalement correcte apporte un peu de sel aux banalités réitérées sur son compte twitter.

D’où vient cette créature singulière? Comment a-t-il fait son entrée sur la scène politique ? À l’annonce de sa candidature le 16 juin 2015, on connaissait surtout le playboy, l’homme de la « page 6 »[7] qui se réjouissait à chaque mention de son nom (il n’y a pas de mauvaise publicité, disait-il) ; on savait aussi que ses casinos dans le New Jersey avaient fait plusieurs fois faillite, comme plusieurs autres de ses investissements, par exemple dans une compagnie aérienne portant son nom, dans une équipe de football, et même dans une université privée. On pouvait aussi penser qu’il était un magnat de l’immobilier car son nom ornait en lettres d’or des gratte-ciel dans des grandes villes du monde, bien qu’il n’en fût pas le propriétaire. On pouvait même le croire lorsqu’il faisait état d’une fortune qu’il évaluait à 8,7 milliards de dollars (tout en refusant de rendre publique sa déclaration d’impôts, contrairement à la tradition qui prévaut aux États-Unis[8]).

Le Donald Trump que connaissait le monde politique a pris la tête pendant plus de 5 ans du mouvement dit Birther (de 2011 à septembre 2016), qui prétendait que Barack Obama n’était pas né aux Etats-Unis, et que son élection à la présidence était illégitime. Or Barack Obama avait rendu public son certificat de naissance dès la campagne 2008, lorsque la droite radicale avait lancé cette accusation. Pour comprendre pourquoi Donald Trump a essayé de la réactiver en 2011, et pourquoi il a maintenu cette position jusqu’en septembre 2016, il faut savoir qu’il avait pensé déjà en 2011 à une candidature présidentielle, et que celle-ci profiterait du racisme des petits blancs qui refusent de reconnaître que leur domination touchait à sa fin. Je dis bien « racisme » pour ce qui est de 2011 ; au moment de se porter candidat en 2015, Trump y a ajouté la xénophobie en dénonçant les immigrés (« des violeurs mexicains ») et en proposant la construction d’un mur pour les exclure. Sa première intervention en tant que président a été pour invoquer l’interdiction faite aux musulmans d’entrer sur le territoire américain.

Pourquoi cette insistance ? J’avoue que je ne le prenais pas au sérieux ; je me disais qu’il voulait épater pour être vu. Aujourd’hui, à la lumière de Charlottesville, je comprends que je me suis trompé non seulement sur Donald Trump mais sur mes compatriotes. Je leur attribuais des valeurs que j’avais découvertes dans mes propres expériences de la démocratie américaine. Je dois aujourd’hui m’avouer que l’élection de Barack Obama n’était pas – ou en tout cas pas seulement – le triomphe d’une vision libre, progressiste et égalitaire, d’une société unie, capable de régler ses différends par des débats publics rationnels. Je m’étais bercé d’illusions.

Donald Trump a compris quelque chose que je ne voulais sans doute pas voir, parce que cela me faisait honte. Que la société américaine, comme toute société moderne sans doute, est divisée, que le progrès comporte sa part d’ombre, et que la raison, qui a du mal à se maintenir seule, cherche une assise au delà du présent incertain. Le projet critique des Lumières, qui promettait un progrès continu aussi bien de la richesse matérielle que de la justice sociale, a pu enfanter un monstre imaginaire, la vision d’un passé fantasmé dont la mémoire historique ressuscitée devient une force politique radicalement réactionnaire.[9] Sans limites réelles, cette politique réactionnaire s’accroche à une vision idéologique de l’histoire qui devient une arme efficace contre l’establishment aussi bien de gauche que de droite. Tel est l’élement populiste du phénomène Trump.

Au delà de la naïveté libérale-progressiste

À la lumière de l’affaire de Charlottesville, l’élection de Donald Trump paraît moins singulière que je ne le pensais, et surtout plus sinistre. Elle signale le retour d’un passé marqué par un héritage racial et raciste que nous autres, progressistes au sens littéral du terme, avions le tort d’avoir traité comme s’il avait disparu sans laisser de traces. À la fin de la guerre de Sécession, l’esclavage a bien été aboli, mais les forces racistes réussirent à imposer de nouvelles formes d’oppression (les lois Jim Crow) accompagnées par une nouvelle mythologie, qui glorifiait la « cause perdue » du Sud : celles-ci furent imposées par le Ku Klux Klan, tandis que celle-là devait s’incarner dans des monuments aux vaillants héros Confédérés. La défense de l’un de ces monuments était le but déclaré des manifestants à Charlottesville. Soit, il s’agissait d’une histoire mythologisée fondée sur le racisme; mais est-ce que la démocratie peut (ou doit) faire table rase du passé ? On sait comment Trump, Bannon et les leurs se sont servis d’une bien-pensance de gauche pour attirer des soutiens au delà des cercles étroits du White Power.

Il faut prendre doublement au sérieux le projet du White Power[10]. Il ne s’agit pas d’une déviation passagère ni d’une exception à éliminer par des lois. On ne peut pas se satisfaire d’une explication conjoncturelle qui ferait dépendre ce resurgissement du racisme de causes économiques, sociales ou sociétales. Il y a une différence entre le racisme, fondé sur des relations inégalitaires considérées comme fixées naturellement une fois pour toutes, et la réclamation d’une identité historique par des gens qui se sentent victimes d’injustice. Cette dernière peut être négociée, débattue et éventuellement rectifiée par des interventions démocratiques; le racisme lui est incompatible avec la démocratie. En l’occurrence, les bienpensants dévoués au progrès qui voulaient effacer les tares du passé et réécrire une histoire sans ombres incitaient une réaction qu’on pourrait appeler populiste. Le contenu politique de cette réaction est labile ; si elle ne peut-pas être réduite à l’expression du racisme, elle le côtoie, et dans certaines conditions elle s’en accommode. Comme l’identité américaine n’est pas fondée sur une assimilation sans restes à la norme anglo-saxonne, et que l’image assimilationniste du « creuset » où se serait forgée une Amérique blanche est mise en question par celle d’un « saladier » multiculturel, les Américains aujourd’hui mettent en question aussi bien leur identité historique que celle que semble leur offrir un avenir incertain.

Dans l’Amérique présidée par Donald Trump, deux conceptions de la démocratie s’opposent radicalement. Pour les uns, dont j’étais, l’histoire de la démocratie américaine a toujours suivi une courbe ascendante ; les libertés promises par la Déclaration d’indépendance s’enrichissaient et s’approfondissaient au fur et à mesure que les conflits qui révélaient les contradictions entre l’idéal et le réel étaient surmontés, souvent au terme d’âpres luttes. Selon cette vision, on pouvait croire que l’élection de Barack Obama mettait fin aux derniers vestiges de l’esclavage. Pour les autres, dont les défenseurs d’un populisme qui peut frayer avec le racisme, cette histoire est celle d’un déclin dont sont responsables ces libéraux-progressistes, prophètes du « politiquement correct», qui ne comprennent pas la valeur de la tradition et de la culture ancestrales. C’est à ces derniers que s’adressait le discours d’investiture de Donald Trump ; et c’est eux que Steve Bannon et ses camarades à Breitbart cherchent à mobiliser. Par le passé, leur sentiment de colère et d’impuissance ne s’exprimait pas sur la place publique. Mais la campagne de Donald Trump les a éveillés, ils se sentent comme des sujets politiques qui demandent à être entendus et écoutés comme citoyens égaux.

Le danger actuel est que le ressentiment de cette population qui se retrouve dans le nationalisme rhétorique de Trump (« Make America Great Again »), se mêle à un racisme qui est la tare originelle de la démocratie américaine. Car celui-ci peut prendre aussi bien la forme positive d’un défi à dépasser (comme du temps du mouvement des droits civiques) que celle de la pire démagogie (comme dans la représentation de la « cause perdue » par D.W. Griffith dans son film, The Birth of a Nation). De même que, hier, la voix pastorale d’un Martin Luther King pouvait réveiller l’aspiration démocratique à dépasser le racisme (encourageant un soutien blanc aux réclamations de la communauté noire), de même, aujourd’hui, les outrances de Donald Trump font surgir un racisme jusqu’ici latent chez ceux qui se sentent délaissés par la politique libérale-progressiste de l’establishment. Leur ressentiment sinon leur racisme étaient contenus, aussi bien par des normes sociales que par des lois que Donald Trump dénonce comme l’expression élitiste du « politiquement correct ». Dans l’affaire de Charlottesville, le président a légitimé le racisme de ceux qui protestaient contre le déplacement du monument, sous couvert d’impartialité, en affirmant qu’ «il y avait des gens bien des deux cotés ». Il est allé plus loin encore en posant la question rhétorique : si ce général sécessionniste est condamné pour avoir été esclavagiste, pourquoi maintenir les monuments à Washington ou Jefferson, eux aussi propriétaires d’esclaves ? Comme s’ils n’étaient que cela ! Comme si ce n’était que cela qui fondait leur « grandeur » !

Que faire alors ? Si les hommes politiques restent opportunistes, se détournant les yeux des « excès » de Donald Trump, et se montrent incapables d’exercer leur leadership, ce qui paraît aujourd’hui exceptionnel et excessif pourrait devenir normal. Quelques PDG, dont Kenneth Frazier de Merck, ont quitté le Conseil des entreprises organisé par la Maison blanche. Cette initiative a été suivie par d’autres départs, au point où le président a dû dissoudre ce comité, et deux autres similaires. Tout de même, on ne peut fonder ses espoirs sur le soutien du milieu des affaires, dont les motivations ne sont pas forcément désintéressées, ni les convictions nécessairement progressistes…[11] Quant aux intellectuels, les uns, comme mes anciens camarades, maintiennent leur inspiration de jeunesse et refusent tout compromis avec « le système », se réjouissant de la popularité intacte du « socialiste » Bernie Sanders. Leur critique vise plutôt les centristes du parti démocrate, déjà mal en point. Les autres, qui viennent plutôt de ce camp-là, comme l’essayiste Mark Lilla[12], dénoncent l’influence d’une « gauche identitaire » qui se serait montrée incapable de donner une figure sociale à ses espoirs politiques, se contentant d’amalgamer des « identités » distinctes. On se croirait en présence d’une nouvelle dispute entre la « volonté générale » et la « volonté de tous ».

Pour ma part, plus modestement, j’entends la mise en garde de R. Derek Black, un ancien suprématiste blanc ayant dénoncé cette idéologie, qui conclut une tribune éclairante dans le New York Times par cet impératif simple: « Comme on ne peut plus compter sur le leader du pays, nous sommes tous obligés d’assumer cette tâche ».[13] Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra combattre cette nouvelle honte d’être Américain, comme j’avais commencé à le faire il y a 50 ans.

Dick Howard

Le 31 août 2017

[1] C’est grâce aux éditeurs de la revue Esprit que j’ai pu mieux comprendre mon pays. Décrire et analyser son pays pour un public étranger avec lequel on se sent solidaire permet de développer un regard dialectique que j’ai toujours cherché à développer par la suite.

[2] Le serment présidentiel officiel promet de défendre la Constitution des États-Unis ; Donald Trump promettait de « protéger des vies et intérêts américains », promesse qu’il a réitérée dans son discours à la nation le 21 août pour justifier l’envoi sans date limite de renforts militaires en Afghanistan… une campagne commencée dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, qui dure maintenant depuis 16 ans !

[3] Il promettait que les garanties d’assurance santé de l’Obamacare seraient maintenues mais que le programme d’Obama serait éliminé. Comme on le sait, il n’est pas parvenu ni à abroger ni à amender l’Obamacare.

[4] Je reprends ces éléments de programme de l’article « I Was Wrong » de Julius Krein, paru dans le New York Times le 20 août 2017. L’auteur était l’un des principaux soutiens intellectuels de Donald Trump jusqu’aux événements de Charlottesville.

[5] À la suite d’une série étonnante de remaniements du gouvernement, le Général John Kelly a quitté ce ministère pour devenir chef du cabinet à la Maison blanche (où il est le troisième général à assumer d’hautes responsabilités civiles).

[6] Des manifestations inquiétants aussi bien pour le penchant narcissique du chef qui s’y exprime que le besoin de sa base de se retrouver ensemble, unie face à des ennemis extérieurs fantasmés.

[7] Il s’agit de la page consacrée au gossip sur des célébrités.

[8] Avait-il quelque chose à cacher ? La modicité de sa fortune ? Ses origines douteuses ? Une complicité avec le pouvoir russe… ? Le procureur spécial nommé par le Congrès poursuit son enquête.

[9] Cette inversion dialectique fut décrite par les maîtres de l’École de Francfort, T.W. Adorno et Max Horkheimer dans une œuvre devenue classique, La dialectique des Lumières (paru en allemand en 1944). Le schéma, simplifié, s’applique à notre présent.

[10] N’oublions pas que le mouvement identitaire Black Power se situait à gauche de l’échiquier politique ; et que le féminisme était un mouvement identitaire. L’un comme l’autre pouvait dégénérer, prenant une forme anti-démocratique. Mais ils diffèrent radicalement du White Power du fait qu’il s’agit de réclamations d’exclus qui veulent être reconnus alors que celui-ci est l’expression d’un groupe qui veut maintenir son emprise sur le pouvoir.

[11] Voire le reportage de David Gelles, « Executive Powers », dans la section « Business » du New York Times, 20 août 2017.

[12] Voire son best-seller, The Once and Future Liberal (2017).

[13] R. Derek Black, “What White Nationalism Gets Right About American History,” New York Times, 19 août 2017. https://www.nytimes.com/2017/08/19/opinion/sunday/white-nationalism-american-history-statues.html?mcubz=3&_r=0

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